21 septembre 2012

"Une, deux, trois, quatre épingles."


 
Il est posé. Je l’ajuste : un pan à droite un pan à gauche.
 

Une, deux, trois, quatre épingles.
 
Je vérifie un instant mon reflet dans la glace. C’est bon, je peux y aller.
Ça fait quelques mois, un peu plus. J’ai encore besoin d’un miroir, je ne sais pas le faire à l’aveuglette. Bientôt je passerais pro. C’est un peu comme les lentilles : au début, on galère à en mettre une et ce même avec dix miroirs autour et puis, au bout de quelques mois on les enlève dans le noir, après une journée esquintante en guise de dernière action avant de s’échouer sur son lit.
Ça devait être comme les lentilles, en moins transparent.

Je sors des toilettes des filles. Il n’y a qu’une cour à traverser puis je serai libre. Libre de ne pas regarder à droite et à gauche au cas où l’un d’eux serait là. Je sais que je ne peux pas, je sais que c’est “interdit”. Mais je m’en fiche. Enfin, c’est ce que je dis.

Je marche tranquillement jusqu’à le voir passer devant moi. Au début, il ne me reconnaît pas, il avait l’habitude de la voir elle, pas lui. Son visage se fige et après un silence, il me dit : Suis-moi.
J’ai envie de dire non, j’ai envie de courir en lui disant “jamais !”. J’ai envie d’être déjà de l’autre côté à attendre mon tram, j’ai envie qu’il ne m’ait pas vue.
Mais je suis là et après un temps où je réalise à peine ce qu’il se passe, après un dernier regard vers mes amis, je lui emboîte le pas.
Il m’emmène chez son collègue. Lui aussi fait une tête bizarre, entre le choc et le choc. Choqué en fait, rien de plus.

Enlève ça.” , me lance-t-il. Comme s’il me demandait de lui passer le pain, comme si ce qu’il venait de dire était anodin et vide de représentations.
Je bugge un instant. Je pensais avoir réalisé ce qu’il se passait mais je me rends compte que ce n’est pas vraiment le cas. Cette phrase sonne le glas en moi. Ma gorge se noue. J’ai envie de crier non et de partir mais je m’exécute.

Une, deux, trois, quatre épingles.
 
Je le tiens dans mes mains. Il me voyait tous les jours sans. Mais là, je me sentais humiliée. Mes yeux le fixent un instant, j’ai envie de pleurer. Mais je ne pleurerai pas, pas devant lui, pas devant eux. Ils n’auront pas mes larmes. Je reste silencieuse.
“C’est quoi ça ? Que vont dire les parents s’ils te voient devant l’école ? On n’accepte pas ça, on ne veut pas te voir avec dans les environs. Loin de l’établissement d’accord mais pas ici, pas à l’intérieur, pas devant, pas tout près.”
Ça. C’est tout ce qu’il a trouvé. Ça. Ce n’est pas très différent de ci. Et pourtant, pour moi c’était fort, c’était grand. Ça, c’était une des grandes décisions de ma vie. Tu sais, le genre d’événements que tu racontes quand on te demande ce que tu as fais de tes années sur terre. J’y avais réfléchi quelques temps, j’en avais parlé autour de moi. J’avais cherché des témoignages. J’avais planifié les choses.

Je me rappelle ma mère me dire : Réfléchis benti. C’est le choix d’une vie. Réfléchis, il y a des filles qui s’empressent et qui finissent par ne plus assumer.
Ne plus assumer ? Comment pouvait-on faire marche arrière après avoir décidé ? Je ne comprenais pas, c’était impensable.
Mais qu’importe ce que je pouvais en dire, ce que je pouvais ressentir. Qu’importe le temps de réflexion que j’y ai consacré. Qu’importe ce sentiment délicieux qu’il m’apportait, ce n’était que ça.
Tu m’écoute ? ” , dit-il.
Non, je ne t’écoute pas, enfin pas tout à fait. Ou plutôt, je n’ai pas envie de t’écouter. Non, ce n’est pas qu’un vulgaire ‘ça‘ que tu prononce comme si tu parlais d’un déchet. Non, ton blabla ne m’intéresse pas et tout ce dont j’ai envie, là, maintenant, à l’instant présent, c’est de te balancer ton discours en pleine figure avec le même ton méprisant.
Je le regardais, je n’avais envie de rien dire. Je ne voulais rien lui donner : ni mon ressenti, ni mon incompréhension. Si mes yeux à cet instant étaient des AK-47, je l’aurais fusillé sur place lui et son sbire et je serais repartie l’air de rien en soufflant sur la fumée avec, en guise de dernière réplique : “Voilà, c’était pour le ‘ça‘.”
Je l’ai laissé terminer son speech.
Vous avez fini ?” dis-je avec le ton de voix le plus plat du monde.
Il le fallait. Il fallait que je paraisse détachée, intouchable, solide. Il se sentait fort, il se sentait tout puissant. Parfois, je percevais une certaine fausse bienveillance dans ses mots, comme celui d’un frère envers sa sœur, d’un père envers sa fille, d’un ami envers sa protégée. En fait, il se croyait investi d’une mission : celle de me libérer de ce qu’il percevait comme être une prison, de me ramener vers son chemin : celui de la présumée raison. Bref, le discours cliché. Il ne comprenait tout simplement pas : Pourquoi moi ? Il pensait me connaître pourtant, il pensait que j’étais comme les autres. Il se disait sans doute qu’ils en avaient perdu une, qu’elle s’était égarée et qu’il fallait vite la remettre dans les rangs.
Je tournai les talons avec ça‘ dans les mains. J’avais envie de crier, d’exploser mais j’ai attendu de traverser cette cour.
J’étais dehors. Enfin. Mes amis m’attendaient. Je leur raconte en l’ajustant à nouveau.


Une, deux, trois, quatre épingles.
 
Ils s’indignent : “C’est qu’un con !” ce n’est pas grave, que je répétais alors qu’à l’intérieur tout était en ébullition. Si c’était grave, c’était intolérable, c’était révoltant, c’était à gerber, c’était mauvais, c’était injuste. Mais devant ces autres : ce n’était pas grave.
Les larmes se sont mises à couler. Mon amie me prend dans ses bras, elle tente sans doute de me consoler.

Les gens ont toujours cette réaction quand ils voient quelqu’un de proche pleurer. Moi je préfère qu’on me laisse. Que je me vide seule et puis qu’on en parle. Mais je suis restée dans ses bras le temps d’un instant. Elle voulait bien faire.
Je suis contente d’avoir retenu mes larmes jusque là. D’habitude, devant une scène dramatique avec des violons en fond et même si je n’ai rien suivi du film, je suis la première à pleurer.
Mais là, je n’ai pas voulu qu’ils les voient, ç’aurait été comme donner du crédit à son discours. “Tu vois, elle pleure, pourquoi fait elle ça ?Ça, encore une fois.
J’ai pris mon tram puis mon métro puis mon bus. Ça me paraissait long d’habitude mais là mon esprit était ailleurs. Je ne sais plus ce que je me suis dis durant le trajet, j’avais sans doute envie de faire le vide.

Ma mère aussi était indignée. Elle a voulu l’appeler, j’ai refusé. Je ne voulais pas lui donner une chance de déblatérer à nouveau ses bêtises. Non. Il a eu une occasion de les dire, jamais plus.
Je me suis dirigée vers la salle de bain.


Une, deux, trois, quatre épingles.
 
À nouveau dans mes mains. J’aurais pu prendre une douche froide comme dans les films après un accident presque dramatique dont le héros s’en sort in extremis. Mais pour ce que j’avais à faire, je n’avais besoin que du lavabo.
Chacun a son petit truc pour libérer son cœur et sa gorge d’un poids. Le mien est partagé par un milliard de personnes. Le front au sol, je me suis vidée. Comme jamais. C’est à chaque fois différent, on sent son âme comme sortir de son carcan, qu’il n’y a plus rien autour. Il savait, Il avait vu. Je devais Lui dire ce que je n’ai dis à personne. Il était le Seul à pouvoir m’apporter ce répit.
Certains l’interpréteront comme une épreuve, d’autres comme un test. Ce fut pour moi une occasion de me rapprocher de Lui un peu plus. Il savait, Il avait vu. Et ça me suffisait.

Plus tard, il était venu me voir, une feuille à la main.
C’est quoi ?
Bah tu n’as qu’à lire …” me dit-il en s’en allant. Il était bizarre, lui qui aimait faire le coq en vannant les élèves le voila mal à l’aise, fuyant.
Convocation de retenue pour port de signe ostentatoire au sein de l’établissement.
Bam, rien que ça ! Il était culotté. Pourquoi s’acharnait-il ? Pourquoi voulait-il absolument que je réagisse comme il l’attendait ? C’était donc ça mon tord: j’ostentais trop à son goût, à leur goût.
J’y suis allée. Ils n’auraient pas ce qu’ils attendaient, ils n’auraient rien. Je me suis confiée à Celui qui le convoquera pour port de bêtise exagératoire. Le reste m’importe peu.
Je le sentais dubitatif, toujours cette même incompréhension dans les yeux et que j’ai vue mille fois. Parfois il me regardait l’esprit ailleurs, se demandant sans doute pourquoi je n’avais pas la réaction qu’il attendait. Pourquoi je persistais avec le même refrain :
Une, deux, trois, quatre épingles.
 
Saadia.

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